•  C'est un débat que j'entends parfois (rarement, mais parfois tout de même), celui de l'usage du possessif pour se référer aux personnes que l'on aime. Est-ce légitime de dire mon copain, ma copine, ou bien est-ce que cela ne révélerait pas plutôt un rapport de possession jalouse envers l'objet de mon amour ?

     Je ne crois pas que le débat ait lieu d'être (et de fait, comme je l'ai dit plus haut, il se fait rare). Après tout, il suffit de se pencher rapidement sur l'usage du pronom possessif pour se rendre compte qu'il ne désigne que rarement un rapport de possession. Certes, si je dis mon cookie, il s'agit vraisemblablement du cookie que je possède ; mais si je dis ma grand-mère, personne ne s'imaginera que j'ai un rapport malsain à ma grand-mère ou que je crois qu'elle m'appartient (à moins que je ne sois en train de jouer à Cookie Clicker, auquel cas effectivement elle est un outil que j'exploite bien volontiers pour rentabiliser l'entreprise capitaliste consistant à produire mes cookies en quantité faramineuse). Il est évident dans le second cas que le possessif dénote en réalité une relation spécifique : ma grand-mère, c'est celle qui est grand-mère par rapport à moi qui suis sa petite-fille.

     De même, si je dis mon pays, il ne s'agit pas de possession mais d'origine (ou bien plutôt de rattachement, quelle qu'en soit la nature ) ; ma décision n'est pas celle que je possède mais celle que j'effectue, dont je suis l'agent (on peut parler d'agentivité) ; dans la lignée, ma joie est celle que j'éprouve, dont je suis le réceptacle (dans un rapport semblable à celui établi par le datif). Et l'on peut continuer ainsi longtemps : dans un mécanisme un peu semblable à celui de la relation, mon reflet établit une correspondance entre moi et le reflet, et ma curiosité une caractérisation de moi par la qualité de curiosité ; à la cantine, ma fourchette n'est pas à moi, mais c'est celle dont je fais l'utilisation ; etc. (Je ne doute pas qu'il existe quelque part une liste plus exhaustive et mieux organisée que celle que je viens d'improviser, il n'empêche : vous voyez le principe.)

     Le pronom possessif, donc, n'a pas grand-chose à voir avec la possession, la plupart du temps : et le fait qu'il puisse dénoter une relation devrait suffire à clore le pseudo-débat évoqué plus haut. Toutefois, il y a une différence lorsque je dis ma grand-mère et mon amoureuse (et pas seulement parce qu'il est d'usage que les deux ne désignent pas la même personne), et je soupçonne que c'est là la raison pour laquelle l'on décrie la seconde formule sans jamais se formaliser de la première : c'est que ma grand-mère l'est quoiqu'il arrive. Lorsqu'il s'agit de relation amoureuse en revanche, le pronom possessif est appelé par choix (c'est moi qui décide [avec toi, certes] que tu es mon amoureux, mon amoureuse). Qui dit choix dit intention, et méfiez-vous des intentions. Le désir amoureux est-il un désir de possession de l'autre ? L'on touche là à un débat autrement plus complexe.

     Mais, à rebours des cyniques, j'aimerais proposer une nouvelle signification à l'usage du pronom possessif : le possessif inversé. De la même façon que mon destin est celui auquel je me livre (encore une fois, je ne crois pas que le destin soit une fatalité, mais plutôt un choix : un chemin que, parfois, l'on choisit d'emprunter... parce qu'il faut bien se laisser fulgurer, et parce qu'à quoi bon sinon ?), et que mon devoir est celui auquel je me dévoue, mon amour n'est pas celui qui m'appartient, mais celui auquel je m'offre. Le possessif inversé gagne alors valeur d'allégeance : il surpasse la relation et le rattachement, et même pourquoi pas la caractérisation et la correspondance (puisque, tout en ne disant peut-être rien de celui ou celle auquel il se rattache, il trahit immédiatement le rôle que moi j'embrasse en le prononçant : mes valeurs, mes sentiments, mes engagements).

     Quand je te dis mon amour, ce n'est pas toi qui m'appartiens, c'est simplement moi qui suis tienne.


    votre commentaire
  •   Il y a des soirs où il devient soudain nécessaire de se lever et de sortir. C'est comme ça, c'est la nuit qui appelle et ça ne se discute pas. (Parfois c'est un message, une bonne ou une mauvaise nouvelle, ou même une absence de nouvelles. Parfois c'est une pensée, et parfois c'est une absence de pensée. Parfois c'est au milieu de quelque chose et parfois c'est au milieu de rien du tout. Une raison ou une absence de raison. Ça n'a pas d'importance, la nuit happe tout le reste.) Alors, puisque c'est nécessaire et que ça ne se discute pas, je me lève, je prends mon manteau, mes mitaines, j'enfile mon chapeau, mes bottines, et je pars. (Ai-je encore mes allumettes ? Je tâte ma poche en claquant la porte derrière moi, oui, elles sont encore là. Les clés aussi, tout va bien, je peux me perdre.)

     Ces soirs-là donc il faut sortir et se laisser envelopper par la nuit. Je pourrais me blottir dans son invisible présence et ses aplats de couleurs, mais j'ai promis de marcher alors je marche. En parlant, au début, parce qu'il y a encore des pensées ou des phrases qui ont eu l'indécence de se joindre à la sortie, et qu'il faut les épuiser si l'on veut pouvoir les laisser en chemin. Plus tard, bien plus tard, je me rendrai compte que je me suis tue depuis plusieurs minutes ou plusieurs siècles : et en me retournant je verrai leurs cadavres agonisant au pied d'un arbre ou au coin d'une rue. C'est sans regret que je les abandonnerai à leur triste sort. Il n'y a plus de regret quand il n'y a plus de mots, et les mots se sont épuisés avec les pensées, à force d'essayer de les sauver.

     Dans la nuit le silence finit toujours par venir. Parfois c'est tout de suite, et parfois c'est après plusieurs heures, mais le silence l'emporte toujours sur les pensées. Je n'ai jamais su si c'était parce qu'il était l'amant de la nuit ou son écho. Mais la nuit n'a peut-être pas d'amant. Quand on a l'immensité du monde pour soi, j'imagine qu'on n'a pas besoin d'autre amour – fût-ce le silence. (Peut-être malgré tout que le silence essaye désespérément de conquérir la nuit. Peut-être que c'est pour ça que soir après soir il vient se glisser dans ses pas. Mais la nuit lui reste indifférente : et elle s'évapore sans un regard pour lui au petit matin, le laissant crever dans le premier chant des oiseaux. Soir après soir toutefois le silence revient, et nuit après nuit son supplice de Ptolémée se répète.) C'est au milieu de cette tragédie amoureuse que je marche, vide de mots et de pensées, soumise au silence, lui-même soumis à la nuit.

     Les mots parfois reviennent. Mais ce sont des mots ancestraux alors, des mots qui ne sont pas miens et qui sont vernis de poésie ; des mots assortis au silence. Les vers de Nerval et d'Aragon. D'autres poètes encore parfois. Desnos. Verlaine. Rimbaud. D'autres encore. Dans la nuit je vais chercher ma voix et je l'élève jusqu'aux étoiles. Elle prend en amplitude depuis ma gorge et elle s'étire autour des césures et des enjambements, suivant le rythme indolent des alexandrins. Mes pieds font les cent pas autour d'une place déserte ou d'un rond-point, et les vers reviennent avec moi inlassablement, tour après tour, poème après poème, jusqu'à ce qu'eux aussi finissent par se taire et embrasser le silence. (Autour de nous tout est immobile, jusqu'au halo des lampadaires qui laisse deviner un brin de brume ; mais j'exhale dans la nuit et mon souffle reste invisible, parce que l'hiver n'est pas encore là.) Alors je laisse les fantômes des poèmes flotter derrière moi et je repars.

     Dans le silence rien ne reste et tout n'est que présence. Au rythme des lampadaires mon regard glisse sur ces présences sans les saisir tout de suite. Tout paraît beau et tout paraît indifférent. Je m'imprègne de nuit. Accoudée à une rambarde de fleuve, je n'entends pas un clapotis et j'ai l'impression que c'est le monde entier qui se tient en suspension. Seule la danse de la lune sur l'eau vient trahir ses reflets mouvants. C'est comme une étrange vision où le reflet est plus vivant que le réel, parce que là-haut la lune reste figée : et l'on pourrait presque se demander pourquoi il ne vient pas à l'idée du ciel de refléter lui aussi les éclats du fleuve. Ensemble ils se livreraient à cette valse mélancolique et langoureux vertige... Mais le ciel est trop occupé à pétiller doucement ses étoiles, peut-être. Parfois des avions ou des satellites le traversent et chaque fois je suis tentée de penser qu'il s'agit vraiment d'étoiles. De là où je suis, leur mouvement est si lent qu'il me faut plusieurs secondes pour m'assurer qu'ils bougent vraiment – alors pourquoi pas les mettre au même rang que les autres astres, après tout ? Mais des nuages s'embrassent et les étoiles s'éclipsent. Et les chemins m'attendent.

     Ces soirs-là je marche si longtemps dans la fraîcheur nocturne que mon esprit finit par s'engourdir à mesure que mes jambes ralentissent. Je ne suis plus sûre d'exister tout à fait, après coup. La dissolution me guette. Je ne saurai plus quand est-ce que j'ai décidé de faire demi-tour, quand il m'est venu à l'idée qu'il me faudrait encore une heure pour rentrer sans doute, qu'il était temps. Comme s'il y avait encore un temps possible. Par réflexe je reprends mon allure habituelle en me rapprochant de la maison ; je me glisse dans l'ombre des lampadaires et devenue ombre moi-même (fantôme parmi les fantômes), j'évite les autres passants. Il n'y a souvent plus personne mais même quand ce n'est pas le cas personne ne me remarque. La nuit m'a avalée.

     La clé dans la serrure. Les gestes du quotidien. J'ouvre la porte, j'allume la lumière, et tout le monde dort. Je me déshabille en silence. Je ne sais plus quelle heure il est, combien de temps je suis partie, mais je crois que je commence à exister à nouveau. Au sursaut d'existence s'ajoute soudain la conscience brutale de ma fatigue : et avant même de penser à faire quoi que ce soit, manger, travailler ou écrire, je m'écroule dans mon lit. J'éteins la lumière, je ferme les yeux. Dans un coin de ma tête je pense vaguement qu'il faudrait retrouver les mots, écrire sur la nuit. Sur les nuits. Sur la beauté de mes nuits. Mais l'idée reste flottante, je verrai demain, je m'endors déjà. Dans mes derniers stades d'hypnagogie mon corps s'étire et rétrécit tour à tour, il se déforme et il se met à danser comme la lune sur les reflets de l'eau.

     Dehors la nuit se tait et le silence frémit.


    1 commentaire
  •  Je me souviens précisément de la première fois où on m'a demandé où est-ce que j'habitais, et où j'ai répondu que je ne savais pas. Ou que, plus exactement, je m'apprêtais à déménager une semaine plus tard, mais que je ne savais pas où est-ce que j'allais habiter ni même dans quel pays, si bien que je ne voyais pas très bien quoi répondre à la question. Je me souviens que face à l'incrédulité de mon interlocuteur, j'avais répondu avec légèreté : Oh, allez, il faut ça pour te surprendre ?

     Après ça plusieurs mois se sont écoulés. Un jour je me suis retrouvée sur les routes. On me demandait pourquoi j'étais dans telle ville et je répondais : mais j'y étais il y a deux heures, je n'y suis plus maintenant... Pendant des jours de localisation indécise. Je suis revenue chez moi et ensuite j'ai su que je devais repartir. Aux gens qui me demandaient ce que je devenais, je disais : la semaine prochaine je suis peut-être dans un autre pays, je ne sais pas. Et je riais. Dix jours après j'étais effectivement partie.

     J'ai trouvé où habiter une semaine avant d'emménager. C'était des mois après la première fois où j'avais évoqué mon déménagement inconnu : en fait, j'avais juste pris un détour.

     

     Je dois rendre les clés de ma coloc' dans deux jours. Je ne sais toujours pas où est-ce que je vais habiter ensuite. Bon nombre d'amis m'ont proposé d'habiter chez eux provisoirement, mais j'ai décliné à chaque fois. Je leur ai dit : je change de pays deux semaines, je verrai bien après. L'idée commence à me faire rire à nouveau. J'ai ma rentrée dans quinze jours, et je ne sais pas dans quelle ville j'habiterai, avec qui, à quoi ça ressemblera.

     Mon quotidien est comme suspendu par cette interrogation. Mais, pour des semaines d'inquiétudes et de doutes, voilà : j'atteins enfin ce stade où ça me devient égal. C'est presque comme un jeu, je me vois me jeter dans l'inconnu et je ne m'inquiète plus de savoir ce qu'il y a de l'autre côté ; seule me reste l'excitation du grand saut. Parce que je sais que je trouverai, et que sinon il y aura toujours des solutions. Quand n'importe quel endroit peut être ta maison, c'est comme si le monde entier t'appartenait. Et quand aucun endroit n'est encore ta maison, tu deviens légère comme un oiseau migrateur. Tu te dis que n'importe où fera l'affaire.

     Alors je regarde par la fenêtre de cette chambre qui ne sera bientôt plus la mienne, et je rêve un peu.

     

     Et après-demain ? Je ne sais pas. Mais ça me plaît d'avance.


    3 commentaires
  •  Deux anecdotes de mes dix ans.

     

     Nous étions partis en vacances avec mes parents, je ne sais plus exactement où, et je m'étais fait une amie dans le train, qui ne parlait pas français – pas plus que je ne parlais sa langue de mon côté –, mais avec qui nous nous comprenions plus ou moins, à base de signes, de jeux, et d'anglais baragouiné. (Comme beaucoup d'enfants de mon âge, j'avais eu droit à deux ou trois ans de pseudo-cours d'anglais à l'école primaire, ce qui voulait dire en gros que je savais répondre à la question How are you? par, au choix, Good, So-so, ou Sad.)

     Vient le moment où ma camarade de jeu, mue par un élan de conversation, et probablement l'envie de mieux me connaître, après s'être enquise de mon âge, me demande: In what class are you? Soudain, gros doute. J'ai compris l'intégralité de sa question, à l'exception du mot (essentiel !) de class. Certes, je comprends que ça ressemble tout à fait au mot classe en français, que ça ferait même parfaitement sens en contexte, et certes, si il se trouve qu'elle me demande bien dans quelle classe je suis, je serais tout à fait capable de répondre à sa question.

     Mais what if... What if le mot class était un de ces faux-amis de la langue anglaise, et que ça voulait dire tout autre chose en réalité ? Le risque n'est pas seulement de répondre à côté de la plaque : le risque est surtout de donner une réponse qui serait mal interprétée dans le contexte d'une question où class ne voudrait pas dire classe. Et si je disais quelque chose de tout à fait inapproprié ? Et puis, quand bien même le mot class ressemble diablement à classe, quand bien même le contexte s'y prête, il me semble qu'il n'y avait aucun moyen, sans dictionnaire ou aide extérieure, d'en être certaine.

     Après avoir vainement demandé à mon interlocutrice d'écrire sur un papier le mot class, pour constater que l'orthographe quasi-similaire à classe n'était peut-être après tout qu'une incroyable coïncidence qui ne voulait rien dire sur son sens, je me suis résignée à aller chercher ma mère pour demander confirmation que oui, dans ce contexte, class voulait bien dire classe, et que donc je pouvais me permettre de répondre à sa question, de lui dire que j'allais entrer au collège. (Avec les années, je ne sais plus comment je l'ai dit – si j'ai évité le fameux piège du mot college, ou si au contraire je lui ai affirmé sans la moindre hésitation que j'allais entrer à la fac. Cela n'a pas tellement d'importance.)

     

     Premiers cours d'anglais de 6ème. Le prof nous fait étudier les fruits et les légumes, puis il nous charge de rédiger une liste de courses, et l'énumération qui va avec (Today, I will buy... et complétez avec ce que vous voulez). Je commence à rédiger ma liste avec l'assurance de l'élève appliquée, quand soudain, gros doute. Est-ce que je peux me permettre d'écrire tomatoes, potatoes, peaches and bananas ? Ou bien est-ce tout à fait incorrect de mettre les mots à la suite sans les gratifier d'un and ? C'est vrai, quoi : évidemment qu'en français, personne ne dira des tomates et des pommes de terre et des pêches et des bananes, et qu'on dira directement des tomates, des pommes de terre, des pêches et des bananes, parce que c'est plus rapide et que tout le monde comprend que les mots sont en énumération. Mais qu'est-ce qui me permet de savoir que la même règle s'applique en anglais, qu'on a le droit de sauter tous ces and ?

     Finalement, après avoir guetté une ou deux minutes autour de moi pour vérifier qu'aucun autre élève ne se posait la question, je me suis décidée à lever la main pour demander au professeur, qui m'a confirmé que oui, en anglais aussi, ça se faisait de sauter ces and, et que non, personne ne croirait que je voulais acheter des tomatoes-potatoes-peaches et des bananas. En fait, c'était même plutôt du bon sens, quand on y réfléchissait.

     

     Ça m'attendrit, ces doutes, quand j'y repense. Ça m'attendrit parce qu'évidemment, douze ans plus tard, avec un peu plus de connaissances linguistiques et un peu plus d'expérience sur le fonctionnement du monde, ça me paraît plutôt facile : évidemment qu'il y a des trucs qui se retrouvent d'une langue à l'autre (et même des trucs qui se retrouvent dans toutes les langues du monde, si ce n'est pas incroyable !), et qu'on peut deviner certaines choses, même sans dictionnaire ou certitude grammaticale. Mais je sais pourquoi je m'étais sentie obligée d'aller vérifier à l'époque : c'était qu'on ne savait jamais. Une autre langue, c'est un tout autre système, et je n'avais aucun moyen d'être sûre par moi-même que des calques ou des points communs existaient vraiment – il fallait que je vérifie, pour éviter tout quiproquo possible. Même si la réponse paraissait stupidement évidente, je me devais de demander. Vous savez : just in case.


    3 commentaires
  •  J'avais une escale de trente minutes à Offenburg, donc. Je n'avais qu'un changement de quai à faire, mais en sortant du train j'ai attrapé un petit bout de ciel, là-bas, au loin, alors j'ai soupiré, parce que j'avais mes bagages à trimballer, et puis j'ai entrepris de sortir de la gare, pour aller voir.

     Il n'y avait rien à voir, évidemment. (Et pas seulement parce que j'avais pris la sortie de derrière : Offenburg est une ville allemande vraisemblablement tout à fait insignifiante à l'est de Strasbourg, dont la principale caractéristique est de posséder une gare au croisement de quelques lignes ferroviaires entre la France et le reste de l'Allemagne.) Du petit coin des marches où je m'étais assise, je pouvais attraper un bout de station essence, un panneau d'arrêt de bus, des affiches électorales pour Die Linke, et un Dönerkebab-Pizzeria auquel je me serais sûrement accordé le luxe d'aller manger si je n'avais pas déjà prévu mon casse-croûte, parce que je me permets toujours tout quand je m'enfile mes trajets de nomade. C'est ma façon à moi de me consoler de ne pas savoir si la maison se trouve dans le lieu que j'ai quitté ou celui que je m'apprête à rejoindre : à défaut, je me construis un petit coin de confort entre les deux, dans l'espace du voyage.

     Il n'y avait rien à voir mais j'ai laissé mon regard glisser sur l'horizon de cette rue sans importance et le ciel qui la surplombait ; et puis j'ai surpris mon propre regard, et c'est là que je me suis dit : quand même, Décaféine, tu ne vas pas commencer à vouloir écrire sur Offenburg.

     Je me suis dit : Ce n'est pas Genève, il n'y a rien à dire dessus. Ce n'est même pas comme si la ville te laissait une quelconque impression. Je me suis dit : Tu écriras sur quoi, le petit bout de clocher brun qui dépasse de l'autre côté de la gare, que tu vois quand tu te retournes, et qui te rappelle la cathédrale de Strasbourg parce que c'est le même style et la même couleur ? Je me suis dit que ce n'était pas possible, que ça relevait du caprice comme un selfie – que ça ne raconterait rien sinon que j'y étais passée.

     Mais ce n'était pas vraiment Offenburg que je voulais emporter, en fait. C'était plutôt le bleu du ciel et le coton des nuages, les rayons de soleil et la température ni chaude ni froide, comme une absence de saison, la rue vide et l'absence de marqueur à part la pointe de l'église de l'autre côté de la gare – juste un bout de paysage trop fugace pour être autre chose qu'une image. C'étaient mes trente minutes à moi, le casse-croûte et le farniente, rien à faire sinon regarder le Dönerkebab-Pizzeria en face en se demandant si ça aurait été plutôt pas mal ou plutôt pas ouf. C'étaient les marches où je pouvais m'asseoir et être seule et tranquille. C'était le lieu qui n'était ni celui d'où je venais ni celui où j'allais, celui où je n'avais rien à faire et où personne ne m'attendait, celui où j'étais certaine que ce n'était pas chez moi – celui que, par conséquent, je pouvais me permettre d'habiter un peu, le temps d'une escale. C'était le dernier endroit où je savais que j'entendrais encore de l'allemand avant d'arriver en France, et ce sont des sons qui m'ont toujours réconfortée. C'était la gare anonyme qui ne me demandait pas qui j'étais, l'insignifiance dans laquelle je pouvais me couler, un petit bout du monde où j'échappais au monde. Offenburg n'avait pas vraiment d'importance : ce que j'aimais en elle c'était l'escale qu'elle m'offrait, le refuge soudain et inespéré avant de reprendre mes crapahutages d'un pays à l'autre.

     Mais mon train était dans cinq minutes, alors j'ai jeté un dernier coup d'œil à l'immobilité de la rue, je me suis résignée à mâcher mon dernier bout de bretzel, et puis je me suis levée. Et, en repartant vers mon quai, je me suis dit : Bon allez, quand je suis dans le train, j'écris sur cette escale à Offenburg. Ça en vaut bien la peine, après tout.


    2 commentaires
  •  Terrible, c'est l'adjectif avec lequel vous perdez toujours, quoiqu'il arrive : car tout ce qui est terrible est à éviter, mais tout ce qui n'est pas terrible n'est pas souhaitable, non plus. Que choisir entre le danger et la médiocrité ? (Charybde ou Scylla ? La peste ou le corona ? L'amour ou le devoir ? Pop-corn sucré ou salé ?)

     Cela dit, la grammaire vient ici au secours de ce problème lexical : changez l'adjectif en adverbe, et d'un coup, vous voilà avec l'adverbe le plus séduisant de la langue française. Car terriblement est irrésistible : tout ce qui est terriblement présent apparaît avec la force de l'insurmontable (et par insurmontable, j'entends non pas ce qu'on ne peut surmonter, mais ce qu'on ne veut surmonter).

     Si terrible est l'adjectif avec lequel vous perdez toujours, terriblement est l'adverbe avec lequel vous avez envie de perdre. Et ce glissement du sens n'est-il pas terriblement plaisant ?


    6 commentaires
  •  Il y a quelques jours, je me suis retrouvée à regarder les épreuves d'athlétisme des Jeux Olympiques. C'est un certain Jacobs, italien, qui a remporté l'épreuve emblématique du 100 mètres homme, en 9,80 secondes (autant dire que le suspense n'a pas duré longtemps – et au-delà du caractère universel et symbolique de l'épreuve, c'est peut-être là ce qui en fait le charme et la popularité). Ça m'a alors rappelé Usain Bolt et ses 9,58 secondes. Et ça m'a rappelé ce truc qu'il avait dit une fois, ça devait être dans une interview pour les JO de 2016 je crois, cette phrase où il disait, en gros, qu'il espérait bien que personne ne battrait jamais son record, et qu'il entrerait dans l'Histoire comme l'homme le plus rapide de tous les temps. À l'époque, j'avais été bluffée par la prétention du propos – que les 9,58 secondes justifiaient néanmoins, comme il en va toujours pour les gens d'exception.

     Mais la question se pose tout de même : Usain Bolt sera-t-il, ou ne sera-t-il pas, l'homme le plus rapide de tous les temps ? (Sur ce type d'épreuve, avec enregistrement officiel et tout le toutim, mais vous m'avez comprise.) Car il n'est pas exclu qu'un jour quelqu'un réussisse à battre son record, et à faire 100 mètres en, disons, 9,57 secondes, ou 9,50 secondes. Et même, cela me paraîtrait fou de me dire que ce record de 9,58 secondes ne sera jamais battu, qu'il n'y aura jamais de course qui le surpasse. Il y a forcément un progrès possible, pas vrai ? Pourtant, il y a bien une limite aux capacités humaines : et l'on conçoit facilement que personne ne réussira probablement jamais à faire 100 mètres en moins de 9 secondes (ou, si on pense que c'est possible : en moins de 8 secondes). Or, s'il y a une limite (et rien ne dit que celle-ci se situe en-dessous de 9,58 secondes), il faut bien qu'elle soit atteinte un jour : et celui qui l'atteindra sera définitivement l'homme le plus rapide du monde. Cet homme est peut-être Usain Bolt.

     Je ne suis pas particulièrement passionnée d'athlétisme, mais ce qui me fascine, dans cette question, c'est que les deux réponses possibles me paraissent également folles à envisager. D'un côté, je trouve ça fou de me dire que peut-être que ce record ne sera jamais égalé ; d'un autre, je sais bien qu'il faut bien un jour qu'il y ait un record qui ne soit plus jamais égalé par la suite. Est-ce tant demander à l'athlétisme que d'attendre un gain de 0,05 secondes, pour tomber à 9,53 secondes ? Et 9,48 secondes ? Et 9,43 secondes ? 9,33 ? 9,23 ? 8,93 ?

     La question des limites est d'une difficulté qui me dépasse (aha). De la même façon que je ne puisse imaginer Usain Bolt être de façon définitive l'homme le plus rapide du monde, ni son record être battu encore et encore,  de cette même façon, par exemple, j'ai du mal à imaginer que l'univers puisse avoir une limite (comme un mur au-delà duquel il n'existe littéralement rien, pas même du vide) ; mais je n'arrive pas à me représenter non plus un univers qui soit infini, qui ne s'arrête jamais, c'est trop immense. (Mais, à moins de passer par une 4ème dimension et un univers cyclique, il faut bien que ce soit l'une des deux options, pas vrai ?)

     Usain Bolt, l'homme le plus rapide de tous les temps ? Je ne sais pas, personne ne le sait pour l'instant à vrai dire, et on ne le saura sans doute jamais. Mais, peut-être est-ce parce que c'est l'athlète de ma génération, ou peut-être est-ce le charisme du personnage, l'idée me fait fantasmer, parfois, le temps de 9,58 secondes.


    1 commentaire