• Au cœur de la fête

     Parfois ça arrive quand je m'échappe de la fête. Je suis partie dans une autre pièce, la cuisine, la salle de bain, une chambre adjacente, un jardin, sans doute pour y faire ou y chercher quelque chose ; ou bien peut-être pour respirer un peu et me reposer, l'espace de quelques instants ou pour le reste de la nuit. Peu importe le contexte de la fuite à vrai dire : seul compte cet instant où, d'un coup, je me fige, et où je deviens consciente (non : ultra-consciente) des bruits de la fête dans l'autre pièce. Soudain, je suis absorbée par la fête et sa distance.

     Souvent ce sont les rires qui me parviennent en premier lieu : ils viennent comme une vague, ça enfle et ça retombe (ça tonne et ça roule, et tantôt s'écroule, et tantôt grandit...), comme les voix par ailleurs, toujours ponctuées d'éclats, car pour les rires comme pour les voix il y a ceux qui sont plus forts que d'autres. De loin les conversations se mêlent, s'entremêlent et se démêlent, et si je ferme les yeux et que j'écoute assez je pourrais presque me déplacer entre elles, entendre la balance de chacune. Il arrive qu'il y ait les bruits des verres qui tintent aussi, les entrechocs clairs des couverts et des assiettes, tout ce qui trahit le festin appliqué, et là encore si j'écoute assez je pourrais croire distinguer le leitmotiv secret de la cacophonie, le rythme intime des palais qui vient s'enrouler autour des conversations – à moins que ce ne soient elles qui s'enroulent autour de lui. Il arrive aussi qu'il y ait les pas, les déplacements brusques, parfois rapides et parfois lents, les mouvements feutrés des convives dans la pièce où je ne suis plus, comme des empreintes de bruits auxquels nul ne devrait prêter attention, car ils ne sont ni rire ni conversation. Il arrive enfin (et souvent) qu'il y ait la musique qui batte en sourdine, les basses qui deviennent pulsations jusque dans le crâne, et qui n'attendent qu'une porte ou une fenêtre ouverte pour jaillir comme un cri, en reprenant leur forme chants et instruments. Ce sont les sons d'une fête où je ne suis plus, qui trahissent son rythme à travers les murs et leurs interstices, et qui viennent donner sa forme au silence qui m'entoure.

     

     Parfois ça arrive quand je suis au milieu de la fête. Je fais partie de ceux qui rient, je m'exclame moi aussi et moi aussi je me confonds avec le reste de la fête, son délire, ses vibrations – tout ce qui m'enveloppe et au rythme duquel je m'accorde sans même m'en rendre compte. Au milieu de l'ivresse pourtant quelque chose me frappe, un détail, une réminiscence, et d'un coup je deviens spectatrice. D'un coup m'apparaissent de façon évidente les éclairages poussiéreux et colorés, les constellations des groupes, les postures des gens, ceux qui parlent et ceux qui se taisent, ceux qui bougent et ceux qui s'effacent, les directions des regards, les dynamiques des conversations, ce qui dicte les rires et ce qui marque les éclats. Alors l'espace d'une seconde je me fige aussi, et je me vois rire et m'exclamer avec les autres : et l'acuité de cette vision me projette en-dehors de moi-même. Dans un même mouvement je cesse de faire partie de la fête et je la comprends vraiment – je la vois dans son entièreté parce que je m'en sépare, et je m'en détache justement parce que je la vois pour de bon. Je perçois enfin ce qui l'anime, ses flux invisibles et ses lois implicites, ancrés par le pouvoir des conventions et des habitudes sociales, le vertige sous-jacent à la griserie, l'euphorie qui paraît presque superficielle une fois ses mécanismes mis à jour – mais peut-être aussi parce qu'elle rappelle par contraste la solitude qui guette toute sortie de la fête.

     

     Au cœur de la fête ou en dehors d'elle, si, alors que tout vibre autour de moi, si je pense à toi, si je me dis que je voudrais t'écrire, si je me demande où tu es et ce que tu fais, c'est que tu me sauves de cette solitude, c'est que tu arpentes les chemins intimes de mon âme.

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 12 Février 2023 à 10:33

    Très beau texte ! Ca m'est familier, et j'aime comment tu le décris.

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