• Photos (1)

     De lui j'ai connu trois photos, toutes différentes les unes des autres, un peu comme sa façon d'être par ailleurs, parce qu'il était (et continue d'être) le plus grand inconstant que j'aie connu ; mais toutes dans une forme de continuité dissertative, thèse-antithèse-synthèse, chacune apportant un peu plus de recul par rapport à la précédente, d'un point de vue métaphorique comme littéralement photographique.

     

     

     La première, qui a dû être prise aux alentours du moment où nous nous sommes rencontrés et qui est restée sa photo de profil pendant quasiment un an, consiste en un selfie visiblement pris à l'arrache dans la rue, où la tête est trop proche de l'objectif et sur laquelle les yeux regardent trop fixement l'appareil, avec une expression qui n'a rien de naturel. En bref, il y apparaît mauvais photographe comme mauvais poseur (et même mauvais esthète, car pourquoi se choisir une telle photo de profil ?). C'est une photo que je n'ai jamais pris la peine d'enregistrer, parce que je n'avais aucune raison pour et que par ailleurs je ne l'avais jamais vraiment aimée : que j'ai par conséquent perdue le jour où il a changé de photo de profil – mais pour l'avoir vue et regardée des dizaines et peut-être des centaines de fois, je la connais encore par cœur.

     C'est la photo du mec dont on ne sait pas trop ce qu'il fait là, et qui n'a pas l'air de le savoir non plus ; de celui qui n'était pas là le premier jour des cours, à qui il arrivait parfois de sauter des demi-journées de classe sans raison apparente (j'étais un peu fatigué ce matin... m'écrivait-il par SMS quand je m'enquérais de son absence), et qui était toujours en retard quand il venait – même quand on reprenait après la pause, alors même qu'il ne fumait pas, et qu'il n'avait par conséquent aucune raison d'aller se fourrer on-ne-sait-où. C'était le voisin de classe sur la présence duquel il ne fallait pas compter, qui ne savait jamais les devoirs à faire et ne s'en préoccupait pas plus que des commentaires désapprobateurs de la prof, qui était toujours à moitié enrhumé et qui n'avait jamais de mouchoirs sur lui ; c'était le type avec qui j'étais devenue amie parce que justement, j'avais des mouchoirs à lui passer. Une fois passée l'inconstance (comprendre : l'absence de fiabilité), il faisait toutefois un ami tout à fait décent, bien que perché et un peu high, d'après une autre amie à laquelle je l'avais présenté, si bien que nous avions continué à nous voir même après la fin des cours, tous les deux mois, quand nous nous rappelions mutuellement de notre existence – quand je lui demandais de ses nouvelles, et que sa photo apparaissait en petit dans mes notifications, à côté d'un message qui disait en substance ça fait trop longtemps, il faut qu'on se revoie !.

     

     La deuxième photo, qui est apparue peu après que nous ayons pris la décision de nous retrouver plus régulièrement, et qui est restée le temps d'un été seulement, est l'exact opposé de la première : c'est une photo visiblement prise par quelqu'un d'autre, un portrait bien cadré de lui en posture droite, chemise noire et sourire sibyllin, dans ce qui semble être un petit jardin. Il y ressemble tout à fait au Don Juan que j'imagine que ça lui aurait plu d'être et qu'il était sans doute un peu ou, pour reprendre les propos de ma meilleure amie qui avait voulu voir une photo de lui, au bel andalou typique (peu importe ce que ça voulait dire). C'est la photo de l'étudiant intéressé par l'histoire de l'art, les langues, la philosophie, la littérature, capable d'aller jusque dans les expositions de musée les plus obscures, et surtout d'y commenter avec finesse n'importe quelle œuvre ; du fin gourmet qui aurait passé des heures à faire mijoter des épices, pourvu qu'il soit sûr de bien manger ; du type raffiné qui prenait toujours le temps d'enlever ses chaussettes et de les plier en paire dans ses chaussures quand il arrivait chez moi ; de celui enfin qui pouvait investir n'importe quelle conversation, n'importe quel sujet, et y paraître spirituel. C'est sans doute l'une des photos les plus flatteuses qu'il y ait de lui, probablement aussi parce qu'elle ne ment pas sur cet aspect de lui que j'avais appris à connaître après coup et que je n'ai jamais pu perdre de vue ensuite : pourtant c'est une photo que je n'ai jamais réussi à aimer non plus, parce qu'il me semblait qu'elle ne le représentait toujours pas assez justement. Par comparaison, j'aimais presque mieux la première, qui avait au moins l'honnêteté d'être explicitement mauvaise – au fond, j'avais l'impression qu'en montrant cette apparence immédiate de lui, elle était plus véritable que le lisse de la deuxième image.

     Mais si on avait mis les deux photos côte à côte, le contraste aurait illustré mieux que n'importe quel autre son inconstance, sa capacité à passer d'un extrême à l'autre, à dire quelque chose en faisant son contraire, avec un flegme qui me surprenait et me fait encore rire quand j'y pense. Entre l'enrhumé et le charmeur, on aurait pu deviner le type qui défendait avec ferveur le minimalisme, avant de me dire dix minutes après qu'il rêvait de recevoir une machine à glace pour Noël ; celui qui me disait qu'il s'habillait systématiquement en noir car il aimait l'élégance sobre de la couleur, avant de préciser : sauf l'été, j'aime bien mettre des vêtements roses ; celui qui me racontait sans sourciller, et tout en avalant une bouchée de porc à la vietnamienne que je venais de lui proposer en apéritif, qu'il avait décidé un mois plus tôt d'être vegan, et qu'il n'avait pas eu de problème à s'y tenir jusque-là. (Quand je l'avais repris sur ce dernier propos, il m'avait répondu avec candeur : mais tu m'avais raconté que c'était ton grand-père qui te les avait données, j'étais trop curieux...) C'était l'étudiant qui était venu en Allemagne parce qu'il devait améliorer son allemand, et qui s'était inscrit à tous les cours d'italien de l'université, parce que c'était une langue dont il était désespérément amoureux ; celui qu'on retrouvait avec tous les Italiens du coin, tant et si bien que presque tout le monde croyait qu'il était italien lui-même. Il me disait : mais je ne parle pas tant de langues que ça... Juste l'espagnol, l'anglais, l'allemand, l'italien, et puis un peu de français... Mais le français ça ne compte pas vraiment, j'ai tout oublié, tu sais... Et puis je lui parlais d'un classique de la littérature française, et je le retrouvais une semaine plus tard à lire ledit bouquin, en langue originale il va de soi. Un inconstant, perdu entre ses aspirations et ses façons d'être.

     

     Alors j'avais sauvegardé la deuxième photo malgré mon désamour pour elle, parce que je me méfiais de celle qui risquait de la remplacer un jour : je me disais qu'avec son absence de talent pour l'auto-représentation, il serait capable de mettre une photo de lui qui me plairait encore moins. (Ou pire, autre chose qu'une photo de lui.) Mais j'avais tort : car la troisième photo, survenue quelques semaines après que nos chemins se soient séparés (littéralement comme métaphoriquement), était la bonne, celle qui lui rendait enfin justice. On l'y voit debout devant une maison au toit en tuiles rouges, avec deux jeunes femmes à sa droite – au loin, on devine des reliefs ibériques et des nuages qu'un début de crépuscule vient dorer. Sur la photo, ils se tiennent tous trois par la taille, et il se penche un peu vers elles, comme s'il voulait être sûr d'apparaître dans le cadre. Je me suis parfois demandé qui étaient les deux femmes – car je sais qu'aucune des deux n'est une amoureuse –, si parmi elles il y avait sa sœur ou une cousine, sa meilleure amie ou son ex qu'il avait prévu de revoir cet été-là, ou bien s'il s'agissait de femmes dont il ne m'avait jamais parlé. Mais je crois que leur identité ne change pas grand-chose à ce que raconte la photo : lui, souriant timidement à côté de deux jeunes femmes riant à pleines dents. Une photo souvenir comme une autre, ni selfie à l'arrache ni portrait étudié, où il apparaît presque en entier devant un paysage de son pays natal, où il ressemble enfin à celui qu'il était.

     Sur cette photo je vois enfin le grand gamin aux épaules légèrement voûtées par les doutes, dans une veste en jean qui paraît étrangement trop grande pour lui (ce n'était pas faute de dépasser les 1m80), l'étudiant timide dont le sac menace de tomber des épaules, celui qui ne savait pas très bien ce qu'il allait devenir dans la vie, et si elle ne finirait pas par l'avoir avec ses exigences. À travers la posture penchée et presque bancale, je devine celui qui aurait voulu avoir la certitude qu'on l'aimait, qui ne parvenait pas à croire qu'il le méritait pourtant, sans doute parce qu'il avait du mal à s'aimer lui-même ; celui qui avait toujours peur d'être seul, et qui pourtant n'était jamais sûr d'avoir sa place auprès de quiconque. Tous les détails semblent le trahir, le sourire masquant à moitié la gêne et l'anxiété, les cernes discrets comme pour rappeler les insomnies, le tee-shirt qui laisse transparaître non pas la minceur mais la maigreur maladive ; et puis il y a tout ce que la photo ne dit pas non plus, mais que je sais pour l'avoir connu, que je crois lire dans son regard brillant et qui explique le reste, tous les désirs qui le hantaient et qu'il ne se sentait pourtant pas capable d'assumer, à cause de l'inconstance encore, l'envie d'être peintre et poète, les études d'art et de philosophie, le polyamour et la vie de nomade enfin.

     

     

     De lui donc j'ai connu trois photos, et encore aujourd'hui quand il m'arrive de penser à lui je crois que ces trois photos se superposent dans ma tête, thèse-antithèse-synthèse, tout ce que j'ai appris à connaître de lui même trop tard : et il m'attendrit a posteriori. Je repense à son inconstance, sa terrible inconstance, et je me demande si j'avais véritablement conscience de ce trait de caractère à l'époque où nous nous fréquentions. Si cela m'était venu en tête, le jour où il m'avait dit : Je crois que ce serait une mauvaise idée de t'aimer ; ou bien si au contraire je l'avais vraiment pris au sérieux – si j'avais vraiment cru qu'il saurait se tenir à cette déclaration.

     Mais que voulez-vous : c'était un inconstant...

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  • Commentaires

    1
    Mardi 1er Février 2022 à 20:17

    Pourquoi tu me fais toujours pleurer avec tes beaux textes ? Tes belles réflexions ? La façon dont tu fais le récit de ta vie est tellement touchant. Merci.

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